Le Ciel pour conquêteest le tout premier roman graphique de la jeune dessinatrice et scénariste coréenne Yudori, publié chez Delcourt. Une BD qui fait partie des titres les plus remarqués de cet automne, tant pour le dessin ciselé de l’autrice que pour ce récit passionnant et profond, qui nous plonge dans la bonne société hollandaise du seizième siècle.
L’histoire justement? Amélie est une jeune catholique mariée à Hans, un marchand. Amélie a un esprit vif et fantasque, elle invente et fabrique, mais sa vie bascule quand Hans rapporte une jeune esclave, nommée Sahara, venue des pays lointains. Les deux femmes vont nouer une relation complexe et libératrice…
Nous avons eu la chance de rencontrer la talentueuse Yudori à l’occasion du tout récent festival Quai des Bulles, où elle a répondu à toutes nos questions. Découvrez cet interview et rendez-vous au bas de l’article pour tenter de remporter des exemplaires de son roman graphique Le Ciel pour conquête!
Entretien avec Yudoripour Le Ciel pour conquête : «Je préfère que mes personnages féminins puissent avoir des défauts»
- Comment présenteriez-vous vos personnages au début du récit, et qu’incarnent-ils pour vous?
Il y a eu une tendance dans le féminisme – que je respecte - à proposer du «girl bossing» [NDLR: dont le principe est de mettre en avant les femmes qui réussissent et dirigent] mettant en avant des super-héroïnes à la Wonder Woman. Je préfère que mes personnages féminins puissent avoir des défauts, être agaçantes ou dire des choses stupides. Car les femmes sont parfois comme cela et elles peuvent aussi être fragiles, tout comme les hommes! Par ailleurs, il faut également qu’elles puissent être méchantes. Donc je crois que dans le cas d’Amélie, qui est censée être intelligente car elle invente des choses, je tenais à ce qu’elle soit aussi plutôt égoïste, agaçante, centrée sur elle-même et têtue.
En ce qui concerne mon autre personnage, Sahara… Vous savez, on m’a parfois reprochée de «sentimentaliser» le viol ou les travailleuses du sexe. Mais j’utiliserais cette formule: ce n’est pas parce que je pleure plus que vous que je suis plus faible que vous. En tout cas, c’est ce que je pense. Donc en créant ce personnage de Sahara, je voulais montrer qu’elle avait vécu beaucoup de choses et s’était retrouvée dans une position de vulnérabilité mais qu’elle était très forte à l’intérieur.
Donc, en fait, Amélie est en apparence le stéréotype de la femme forte, intelligente et indépendante, alors qu’elle est bourrée de défauts. De son côté, Sahara, qui a l’air fragile et soumise, possède cette force intérieure et est en réalité très déterminée.
- Vos personnages évoluent au fil de l’histoire et en apprennent sur eux-mêmes. Est-ce un élément central de votre récit, l’idée que ces individus ne soient pas prisonniers d’un rôle?
Oui, j’aime l’idée que mes personnages puissent énormément changer. Je suis aussi particulièrement intéressée par les histoires où on voit le héros ou l’héroïne «régresser». Dans beaucoup de récits, les héros sont immatures, ils grandissent et ils réussissent des choses. Mais moi, j’aime avoir des personnages qui sont talentueux, ambitieux et intelligents mais finissent par renoncer à leurs rêves et en arrivent quasiment à cacher leurs qualités.
- C’est donc l’échec qui vous intéresse?
Oui, d’une certaine façon. Mais vous savez, j’aime le bouddhisme et j’adore l’idée qu’on puisse «choisir d’échouer». Ce que je veux dire, c’est que ce qu’on définit comme le succès ou l’échec est très subjectif. On peut choisir l’échec parce que cela nous convient mieux, et dans ce cas, est-ce vraiment un échec?
- Comment vous êtes-vous lancée dans ce récit très ambitieux, tant sur le plan scénaristique que graphique?
J’ai eu cette idée à l’âge de 20 ans, j’ai toujours été une dingue d’Histoire. J’ai lu des choses sur les frères Montgolfier [NDLR: qui ont donné leur nom à la montgolfière] qu’on considère comme les inventeurs du ballon à air chaud, mais j’ai aussi découvert qu’en Chine par exemple, il y avait la tradition des lanternes volantes. En fait, dans d’autres cultures, on connaissait déjà cette technologie et il arrive que l’Histoire fonctionne comme cela, et qu’il n’y ait simplement pas de traces de ce qui a été fait.
Je me suis documentée à travers différents ouvrages et finalement, j’ai décidé de me lancer dans ce travail il y a 2 ou 3 ans pour développer cette histoire.
- Avez-vous fait beaucoup de recherches graphiqueset historiques ?
J’ai lu énormément de livres sur la vie quotidienne aux Pays-Bas pendant les XVIe et XVIIe siècles: les costumes, le style architectural…
En ce qui concerne l’aspect scientifique, l’anecdote est plutôt drôle… Comme je vous l’ai dit, j’avais eu cette idée, mais je ne suis pas une scientifique. Donc pour moi, tout cela tenait debout, mais j’avais très peur qu’un ingénieur vienne me dire que c’était n’importe quoi!
Et il se trouve que j’ai rencontré un homme sur Tinder, qui m’a dit être ingénieur en aérospatiale. Je lui ai demandé en quoi cela consistait et il m’a dit «oh, je fais voler des choses», et il a très vite ajouté qu’il ne tenait pas particulièrement à en parler parce que cela ennuyait tout le monde. Il m’a dit «parlons plutôt de ton métier, tu es un artiste, c’est bien plus intéressant» et je lui ai simplement répondu: «Non s’il te plaît, continue!». Et aujourd’hui, c’est mon mari. (rires)
Il m’a aidé à valider les aspects scientifiques du récit, en m’indiquant ce qui pouvait fonctionner ou non. Son aide a été extrêmement précieuse.
- Votre travail sur les corps, les expressions, les mouvements, est particulièrement impressionnant. Dans cette époque et cette société où les individus ont du mal à s’exprimer, est-ce par le corps qu’ils s’expriment?
Je n’y avais pas pensé sous cet angle, mais maintenant que vous le dites… Merci!
En fait, je suis extrêmement intéressée par les danseurs. J’adore regarder des ballets mais aussi de la danse contemporaine, ou encore les danses traditionnelles thaïlandaises ou indiennes. Donc oui, j’aime que le langage corporel serve quasiment d’alternative à l’expression du récit.
« Il faut aussi accepter l’idée que pour les femmes, ce n’est pas grave d’échouer »
- Votre roman graphique s’intéresse aussi à ce qu’est «une femme respectable», et à cette idée de jugement sur soi-même ou sur les autres…
La notion derespect revient énormément dès qu’on parle de féminisme ou de droits humains. Evidemment, le respect est fondamental dans une existence. Mais en ce qui me concerne, ou plutôt en ce qui concerne les histoires que je raconte, j’aime les personnages stupides. Par exemple, dans Le ciel pour conquête, mon personnage préféré est Yolente, la servante idiote, parce qu’elle est très drôle!
J’ai grandi avec ma mère qui est autrice [NDLR: il s’agit de Geumyi Lee] et qui est célèbre en Corée du Sud et commence à l’être ailleurs. J’ai pu voir ce à quoi elle a renoncé pour être perçue comme une femme respectable. C’est bien d’être respectée, mais est-on heureux pour autant? A-t-on ce qu’on recherchait, et à quel prix?
C’est très bien de donner des modèles de réussite féminins, mais il faut aussi accepter l’idée que pour les femmes, ce n’est pas grave d’échouer ou de faire et de dire des choses débiles. Après tout, les hommes en ont bien le droit!
- Que raconte votre récit sur notre société actuelle? Vous avez dit que cela n’avait pas de sens de plaquer le concept de féminisme sur cette époque, mais quels sont les aspects modernes de vos personnages?
En créant le personnage de Sahara, j’ai beaucoup réfléchi à la façon dont les mangas, la K-Pop et la culture asiatique en générale sont perçus en Occident, cet exotisme. J’imagine que cela vient aussi du fait que j’ai pu rencontrer des mecs qui me disaient qu’ils m’adoraient parce que j’étais asiatique, et donc a priori plus petite, plus gentille, plus douce… Cette tendance à en rajouter dans l’exotisme pour tout ce qui vient d’une autre culture, c’est quelque chose qui existe toujours.
- Vous pensez que cela s’appuie sur de l’ignorance? Des stéréotypes?
Je crois que c’est en bonne partie causé par l’ignorance, mais c’est sans doute aussi la nature humaine. Ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas entièrement mauvais d’avoir des fantasmes sur d’autres cultures. C’est humain de se tourner vers quelque chose de nouveau pour se sentir soi-même unique. Ceci étant, j’ai pu en souffrir, quand je croyais être dans une relation romantique et qu’en réalité je n’intéressais l’homme en question que parce que j’étais asiatique. J’ai donc voulu aussi y réfléchir dans cette histoire.
- Diriez-vous que cette Amsterdam du XVIe siècle dit quelque chose de l’Europe ou de la Corée du Sud du XXIe siècle?
Absolument. A l’époque, les Pays-Bas étaient un pays en plein développement. Ils n’avaient pas de rois et étaient extrêmement capitalistes. J’ai lu beaucoup de récits écrits par des Français ou des Espagnols qui s’y rendaient et trouvaient les gens incroyablement travailleurs, à se lever tôt et à sauter des repas pour travailler toujours plus… Et je crois que c’est un peu comme la Corée d’aujourd’hui! C’est un capitalisme extrême, une obsession de l’argent et du travail.
- Ce qui amène à complètement marginaliser ceux qui s’écartent de ce modèle?
Absolument, c’est un point commun.
- Evidemment, nous aimerions beaucoup en savoir plus sur vos prochains projets…
J’ai déjà signé avec Delcourt un récit qui se déroule dans le Séoul des années 1920, à l’époque de la colonisation japonaise. C’est une histoire d’amour entre une fille et un garçon, mais mon but est aussi de montrer à quel point Séoul était une ville internationale à l’époque. Les habitants - les femmes en particulier – portaient des tenues occidentales mais aussi traditionnelles, et bien sûr il y avait les colonisateurs japonais. Je veux montrer tout cela dans mon prochain travail.
Je travaille également sur un autre projet, mais qui n’est pas signé. Il s’agit d’adapter un livre que ma mère a écrit il y a dix ans, et d’en faire un roman graphique pour les adolescents. Il s’agit de deux filles qui ont le même nom et qui ont été victimes d’abus sexuels quand elles étaient à la maternelle. Par la suite, comme elles sont éduquées de façon diamétralement opposée par leurs parents, elles deviennent deux adolescentes complètement différentes.
- Comment adapte-t-on un récit aussi proche de soi, puisqu’il a été écrit par votre mère?
C’est étrange, parce qu’elle m’a dit qu’elle avait écrit le livre pour moi. On a abusé de moi quand j’avais sept ans - vous pouvez en parler dans l’interview, cela ne me pose aucun problème. Elle m’a dit «j’ai écrit ce livre pour toi, comme ça si en grandissant tu en souffres, tu pourras te sentir mieux». En réalité, je n’en ai même pas eu besoin. Et c’est justement l’idée: je voudrais que les gens n’aient pas besoin d’un livre comme celui-ci.
- C’est un geste magnifique de la part de votre mère…
Absolument. Et d’une certaine façon, cela veut dire qu’elle m’a bien éduquée et élevée. Je n’ai pas besoin de ce livre, donc c’est qu’elle a fait du bon boulot!
Propos recueillis par Nicolas Zwirn
On aime, on vous fait gagner des exemplaires du roman graphique Le Ciel pour conquête, de Yudori
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